Un virage civilisationnel
L’intelligence artificielle (IA) n’est pas seulement une technologie émergente ; elle constitue un changement de paradigme civilisationnel, modifiant en profondeur nos modes de pensée, nos formes de travail, nos systèmes de production, et même nos structures sociales. Alors que les puissances technologiques mondiales investissent des milliards dans l’IA générative, prédictive et autonome, les pays du Sud — dont le Maroc — se retrouvent face à un dilemme stratégique : comment embrasser cette révolution sans devenir de simples marchés d’outils conçus ailleurs ?
1. L’IA au Maroc : un écosystème balbutiant dans une architecture technoglobalisée
Le Maroc affiche des ambitions claires dans le domaine numérique (Maroc Digital 2025, Agendas de transformation des administrations, projets Smart Cities…), mais dans la réalité, l’IA y demeure un phénomène exogène. Les moteurs de cette intelligence sont principalement :
- des plateformes étrangères (OpenAI, Meta, Google, Huawei, etc.)
- des infrastructures de données hébergées à l’étranger
- des langages d’interface peu adaptés au contexte sociolinguistique marocain (darija, amazigh, arabe classique, français localisé)
On assiste donc à une importation massive de solutions technologiques, avec très peu de maîtrise locale des algorithmes, des logiques d’entraînement et des standards de données. Cela pose une question cruciale de souveraineté cognitive : qui pense pour nous ? Qui décide de ce que l’IA comprend ou ignore dans notre société ?
2. Universités, startups, État : un triangle à reconstruire
Il existe un véritable clivage structurel entre :
- Des universités marocaines en sous-financement, avec des pôles IA dispersés, souvent déconnectés des réalités économiques
- Un tissu de startups technologiques prometteuses, mais fragiles, limitées par l’accès aux financements, aux datasets localisés, et aux talents formés
- Un État qui régule peu, accompagne mal, mais affiche des ambitions stratégiques sans réelle coordination ni pilotage
La conséquence ? Une désarticulation du système d’innovation. L’IA se développe par imitation (via les API de ChatGPT ou Bard), mais rarement par appropriation ou création contextuelle.
3. L’enjeu de la langue, des normes et des cultures locales
La question linguistique et culturelle est centrale dans l’avenir de l’IA au Maroc. Les grands modèles d’IA comprennent très peu :
- la darija, pourtant langue dominante dans les interactions sociales
- l’amazigh, langue constitutionnellement reconnue mais numériquement absente
- les pratiques sociales marocaines, marquées par la pluralité, les codes implicites, l’humour, la politesse indirecte, etc.
L’IA, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est culturellement biaisée. Elle reproduit une vision anglo-américaine de la rationalité, de la langue, de la relation homme-machine. Le risque est de normaliser ces biais dans nos institutions, nos écoles, nos médias, sans en débattre.
4. Une souveraineté numérique à construire : data, éthique, infrastructure
Le Maroc n’a pas encore construit une stratégie nationale de l’IA intégrant :
- un cadre de gouvernance éthique sur la collecte, l’usage et la monétisation des données
- une politique publique des données (open data, cloud souverain, protection des données personnelles)
- une infrastructure de calcul locale (GPU, datacenters, modèles entraînés en contexte maghrébin et africain)
- des régulations sectorielles spécifiques : éducation, santé, justice, emploi, médias
La dépendance technologique devient un risque géopolitique : demain, si les APIs américaines ou chinoises sont restreintes, que reste-t-il aux entreprises et administrations marocaines pour fonctionner ?
5. L’IA, un miroir de nos inégalités structurelles
Si elle n’est pas maîtrisée, l’IA pourrait renforcer les inégalités sociales et économiques au lieu de les corriger. Déjà, plusieurs signaux faibles apparaissent :
- des profils urbains surconnectés qui utilisent l’IA pour automatiser leurs tâches (étudiants, freelances, journalistes, marketeurs…)
- une majorité exclue, faute d’accès aux outils, à la formation ou même à la connexion internet stable
- des administrations qui appliquent l’IA sans concertation ni évaluation (recrutement, surveillance, contrôle fiscal…)
La fracture numérique devient une fracture cognitive, où certains accèdent à l’aide de l’IA pour "penser plus vite", pendant que d’autres sont relégués à l’obsolescence silencieuse.
Conclusion : vers une IA marocaine ou une IA subie ?
L’avenir de l’intelligence artificielle au Maroc dépendra moins de la technologie que de notre capacité collective à décider de ce que nous voulons en faire. Voulons-nous une IA qui :
- parle notre langue ?
- respecte nos normes sociales ?
- protège nos données ?
- renforce notre autonomie ?
- ou simplement une IA traduite, importée, imposée ?
Il est temps de penser l’IA comme un objet politique, social et culturel, pas seulement comme un outil. Cela nécessite une coalition nouvelle entre chercheurs, ingénieurs, artistes, juristes, pédagogues et décideurs, pour bâtir une IA utile, éthique et localement enracinée.
À approfondir :
Benmakhlouf, A. (2023). Philosophie et technologie au Maghreb.
UNECA (2024). Artificial Intelligence and Africa’s Digital Sovereignty.
Serres, M. (2012). Petite Poucette.
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